La Cour de Cassation vient de rendre un arrêt intéressant (Cass. Com., 17.03.2021, 17-28.221 18-19.206) en ce qui concerne l’indemnisation du breveté dans le cadre d’une contrefaçon.
Rappelons à titre préliminaire le contenu de l’Article L.615-7 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), à savoir :
« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
1° Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
2° Le préjudice moral causé à cette dernière ;
3° Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. »
Cet article contient ainsi deux alinéas, à savoir :
Une application de ces alinéas en fonction de la seule situation d’exploitation (ou de non-exploitation) par le breveté est remise en cause.
1 – Les faits
La société TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS (brevetée) affronte le groupe DECATHLON et son fournisseur allemand DHG KNAUER GmbH (contrefacteurs) dans un contentieux débuté il y a près de 10 ans (!) à propos de casques destinés aux cyclistes, lesquels ont été considérés par un arrêt définitif (CA Paris du 16.12.2014, N° RG 12/18548) comme constituant des contrefaçons du brevet européen EP 0 682 885 B1.
La société TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS n’exploite pas directement son brevet et, dans le cadre des échanges entre les parties, la société DHG KNAUER GmbH (contrefacteur) n’a pas communiqué son bénéfice.
Compte tenu de la situation de non-exploitante de la société TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS, la Cour d’Appel de Paris (Arrêt du 04.05.2018, N° RG 18/01764) a cru bien faire de déterminer l’indemnisation de TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS en recourant au mode de calcul alternatif de « redevance majorée » prévu par l’alinéa 2 de l’Article L.615-7 CPI.
Son calcul consiste ainsi à prendre le chiffre d’affaires réalisé par DHG KNAUER GmbH au cours de la période pertinente (477.015 euros) et à lui appliquer un taux de licence « aggravé » (6%), ce qui l’amène à accorder une indemnisation de 28.620,90 euros.
De son côté, la société TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS réclamait par application de l’alinéa 1 de l’Article L.615-7 CPI la somme de 1.754.453 euros estimée par un expert sur la base d'un taux de marge brute identique à celui de la société DECATHLON FRANCE.
On constate qu’un gouffre sépare les résultats des deux calculs…
2 – La solution apportée par la Cour de Cassation
La Cour de Cassation se prononce pour une application rigoriste de l’alinéa 2 de l’Article L.615-7 CPI : pour que soit autorisée une indemnisation sur la base du mode de calcul alternatif dit de « redevance majorée », encore faut-il que la partie lésée (i.e. le breveté) en fasse la demande.
Cette solution suit fidèlement la rédaction de l’alinéa 2 de l’Article L.615-7 CPI : « Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire […] ».
En d’autres termes, il ne s’agit plus ici de faire application de l’alinéa 1 ou de l’alinéa 2 de l’Article L.615-7 CPI seulement en fonction de la situation d’exploitant ou de non-exploitant du breveté : les juges doivent fixer les dommages et intérêts en se basant sur le mode de calcul librement choisi par le breveté.
3 – Apport de cet arrêt de la Cour Cassation et perspective
La question « Quel est mon risque financier si je suis considéré contrefacteur ? » est souvent posée à un Conseil par son client désireux de prévoir le « worst case » lorsqu’il tente de s’approcher d’une technologie brevetée.
Jusque-là, dans le cas d’un breveté non-exploitant, on pouvait considérer ce risque comme avoisinant une redevance majorée (i.e. paiement d’une somme indemnitaire par calcul des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte, selon un taux de redevances légèrement aggravé).
C’était là une conception assez tranquillisante : dans tous les cas, ce calcul menait à une somme n’excédant a priori pas le bénéfice réalisé par le contrefacteur. Ainsi, même en cas d’action en contrefaçon exercée par le breveté non-exploitant, il resterait un peu d’argent pour le contrefacteur (on entend parfois l’expression de « prime au contrefacteur »).
La Cour de Cassation vient remettre en cause cette approche, et suit en cela l’esprit qui animait le législateur lors de la transposition de la Directive 2004/48/CE effectuée par la loi du 29.10.2007 ayant aboutie à la rédaction actuelle de l’Article L.615-7 CPI, à savoir d’empêcher le contrefacteur de conserver un avantage de la contrefaçon.
C’est ainsi qu’avait été introduite dans l’alinéa 1 la prise en considération des « bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon ».
Cet arrêt a donc un impact concret et pratique pour les praticiens du contentieux en matière de brevets, en rendant plus fort l’aléa économique auquel est soumis le contrefacteur, et ce en raison du choix entre les mécanismes d’indemnisation qui est désormais bien affirmé comme relevant du seul choix du breveté.
Et il sera très intéressant de voir l'application pratique qui sera faite de l'alinéa 1 de l'Article L615-7 CPI à la demande de la société TIMES SPORT INTERNATIONAL SAS, et l'indemnité qui lui sera in fine accordée.
Entre 28.620,90 euros et 1.754.453 euros, il y a un peu de place...